Elle lui revenait encore, en rêve, parfois sans qu'il y ait pensé, et parfois sans qu'il ait pu lutter contre sa présence dans son avant-sommeil. Sa présence était toujours chaleureuse, maternelle, et dotée d'une aura lumineuse qui la rendait irréelle. Au réveil, il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était ce qu'elle était devenue, dorénavant. Irréelle. Il s'interdisait de penser à elle le jour, et elle s'invitait, lancinante et trompeuse, dans ses rêves : elle lui disait que c'était permis, qu'il n'y avait rien à craindre, ou elle semblait perdue, confuse, et il fallait alors qu'il soit un homme, qu'il la rassure, la prenne dans ses bras. Elle avait besoin de lui, semblait-il, elle était perdue sans lui. Ces rêves là étaient les plus violents, les plus brutaux au réveil, et ils lui laissaient le ventre tordu et la bile amère. En ouvrant les yeux, il réalisait que son subconscient le mettait encore face à ses souvenirs, et il comprenait la brusque réalité, comme une gifle, qui était qu'elle n'était ni confuse, ni perdue, et qu'il n'avait besoin de rassurer personne.
C'était l'imaginaire de ces héros d'enfance qui lui avait donné ce goût de la protection, et maintenant c'était comme un coup de poignard dans le dos, le matin. Lui n'était pas souvent présent, souvent mentionné, ou craint sans que cela ne le retienne jamais, et par une étrange alchimie, il lui arrivait parfois de ne voir que son ancien ami, et c'était là le pire à vivre : car il lui avait pardonné, et ils reprenaient leurs activités ancienne, et toute cette étrange complicité qui lie deux êtres humains, les situations connues d'eux seuls, cette fois ou ivres, ils s'étaient déshabillés pour courir nus dans un champ, enfants, à la lueur de leurs torches de jonglage, tout ceci lui revenait alors, et il n'y avait plus de trahison, plus de culpabilité, il n'y avait que l'amitié éternelle, celle qui ne se forme qu'aux abords de l'âge adulte, lorsque l'on n'a pas encore assez vécu pour comprendre que l'ont se ment déjà, mais juste assez pour avoir goûté à l'immortalité trompeuse de l'âge.
Parfois enfin, les rêves ne suffisaient plus, et alors ils pensaient à eux en plein jour. Certains endroits, comme une cartographie de sensations, le rappelaient immanquablement à elle, ou à lui. Il s'interdisait de penser à elle, et espérait toujours stupidement la croiser dans un train. Avec le temps, il avait arrêté de les arpenter à sa recherche, et il restait maintenant assis, les yeux dans le vide, à sa place, sans comprendre vraiment comment il en était arrivé là. Il aurait aimé la revoir, mais aujourd'hui, il ne savait plus ce qu'il aurait bien pu lui dire. Les jours défilaient, le compteur tournait, il ne fallait surtout plus jamais le remettre à zéro, et elle le savait tout aussi bien que lui, ce souvenir qui venait jusque dans ses rêves, et qui le regardait, sans rien dire, toujours aussi attirante et damnée. Peut-être encore étais-je moi-même devenu un fantôme de son inconscient. Elle ne dirait rien, et il le fallait.
La revoir, au hasard d'un événement inévitable : Préparés ou non, ce serait le choc violent de deux pans de vie abandonnés qui se rencontrent. Il y a un trouble évident à regarder la branche d'un futur possible qui a séché sur pied.
Parfois je me plais à imaginer les mots que nous pourrions nous adresser l'un à l'autre dans ce genre de situations. Mais souvent rien ne me vient, et les polichinelles qui jouent dans ma tête sont soudain privés de parole, désarticulés, condamnés à se regarder l'un et l'autre, condamnés à chercher dans les yeux de l'autre une solution qui n'a jamais existé. Il ne reste alors plus que l'oubli, la distance, le temps. Et la complaisance, l'horrible complaisance, la facilité lorsque l'on fait durer un regard, lorsque l'on prolonge une nuit qui aurait dû s'achever plus tôt, lorsque l'on se vide, étouffés d'horreur, et qu'on reste crispé, étendu sur un lit aux draps froissés et sales, à contempler le terrible gouffre au fond duquel on est tombé. Il faudra encore beaucoup de temps pour que tout s'arrête, que même mon inconscient abdique, enfin. Il faudra encore beaucoup de temps pour qu'il puisse sourire en me voyant, comme lorsque l'on voit revenir un vieil ami. Il faudra sans doute encore plus de temps pour que la stricte vérité de ma dépendance, de ma complaisance et de ma faiblesse ne m'évoque autre chose que la simple haine que je me voue dans ces moments là. Combien d'années pour ce genre de brûlures au creux du ventre ? Combien d'années pour que tu disparaisses ? Combien d'années pour récupérer un ami vieux de huit ans ? Il ne faudra sans doute jamais la revoir. Jamais la revoir.