Je ne me suis pas détourné. En fixant notre travail, j'ai tenté de me remémorer ce qui me plaisait vraiment chez lui.
-Je ne sais pas. Il avait huit ans quand je suis parti de chez mes parents. Je n'aimais rien de particulier, mais c'était mon frère.
-Si tu n'as rien à pleurer, ne pleure pas. C'est aussi simple que ça. Tu l'as manqué. Ça m'avait l'air d'un garçon solide et heureux, et c'est le principal.
Je n'avais rien de plus intelligent à répondre.
Après quelques minutes, elle m'a jeté un regard malicieux en désignant le tas de meubles.
-Ça donne envie d'y foutre le feu, tu ne trouves pas ? Moi j'ai envie d'y mettre le feu.
Elle a disparu dans l'appenti pour en ressortir avec un jerrycane.
-Vingt ans de ma vie. Ça va être un sacré brasier. Tu veux répandre l'essence ? Château sans-plomb 95. Faut pas gâcher.
Par saccades, j'ai jeté de l'essence sur le bois en faisant le tour de l'imposant amassis. J'ai posé le bidon à nos pieds en revenant vers elle. Elle fixait notre oeuvre, pensive. Avant de prendre son briquet, elle a lancé :
-Tu m'excuseras, mais je ne compte pas te laisser le plaisir d'allumer tout ça.
-Ce sont vos meubles, après tout.
Elle s'est saisi d'un fond de chaise en paille pour y verser les dernières gouttes d'essence, et a rapproché la flamme de son briquet jusqu'à ce que la chaise s'embrase. Lorsqu'elle a été bien sûre que le feu ne s'éteindrait pas, elle a jeté le tout en haut du tas de bois. En quelques minutes, tout s'est embrasé. Nous sommes resté là à contempler le feu dans le soleil de midi, suant tous deux nos heures de travail et la chaleur qui se dégageait du brasier. Enfin, elle a dit :
-Tu sais ce qu'on fait là, Nathan ?
J'ai contemplé les flammes ronger minutieusement les morceaux de bois qui s'écroulaient les uns sur les autres dans de grands bruits indescriptibles.
-On renonce à un pan de nos vies ?
-Non. On a foutu le feu à un tas de bois. C'est tout.
Et puis, après un instant de silence :
-Disons que parfois lorsque la religion n'aide pas, ça fait du bien d'être un peu païen. C'est dans ces moments là qu'on voudrait faire notre deuil, je crois. Pas engoncée dans une belle robe à un enterrement trop cher.
Une grande fumée noire s'élevait en tourbillonnant du brasier. Je l'ai regardée.
-Vous êtes une grande dame.
-Non, je suis une vieille dame un peu folle qui vient de foutre le feu à la moitié de sa grange, et toi, il faut que tu commences à voir les choses comme elles sont, et pas autrement. Ton petit frère est mort sans que tu ai eu la chance de le connaître. C'est une saleté, mais il n'y a aucun moyen pour toi de refaire le trajet en sens inverse. Désigner les choses pour ce qu'elles sont vraiment, pas ce que tu aimerais qu'elles soient, ça c'est important. Essaye.
-Vous êtes une grande dame.
Elle m'a regardé en souriant, le visage roussi par les flammes.
-Tu es gentil.