J'ai revu un fantôme, hier soir, vieux de quatre ans. Il a surgi, simplement, dans la brume vaporeuse de la nuit noire, devant moi. J'avancais sans savoir, moi et ma vieille veste, mal rasé, la tête prise par tant de problèmes à régler, et elle est apparue devant moi, comme ça, avec sa simplicité désarmante et son charme discret, que j'avais oublié.Â
   Il s'en est passé des choses en quatre ans. La dernière fois que je l'avais vu, je commençais la basse, je venais d'ouvrir ce blog, je n'avais jamais touché un seul agrès de jonglerie. J'étais toujours amoureux de fantômes, presque plus que maintenant, à vrai dire. Elle en a fait partie. Avec son sourire timide, et nos nuits blanches sur l'ordinateur, je suppose qu'elle en a fait partie. Comme elle. Comme elles. Comme toutes.
   C'est une période vraiment étrange, en ce moment. J'assiste à mes dernières heures de cours, je me lève pour la dernière fois de certaines salles de classes que j'ai fréquenté pendant trois ans. Je suis rempli d'une mélancolie que j'ai du mal à dissimuler. Jenn l'a remarqué, ce matin, elle était loin de se douter qu'elle est en partie cause de mon état. Beaucoup de choses que j'aurais du faire et que je ne ferais pas, que je laisse derrière moi, inachevées, poursuivre leurs routes, ou s'effacer dans le néant.Â
  J'ai essayé de fixer certains détails dans ma mémoire, la cime des arbres que j'ai fixé pendant des heures, sa nuque, les messages qu'elle envoyait à d'autres personnes que moi, sous la table. Tout un rituel dont l'habitude m'avait fait perdre la saveur, que j'avais inscrit dans mon cerveau comme banal, et dont le spectacle ne me touchait plus. Aujourd'hui, alors que sonnait ma dernière heure dans cette salle de classe, j'ai pris conscience que je ne reverrai jamais, de ma vie, les instants auxquels j'ai eu accès pendant trois ans. J'ai compris que pour beaucoup, ils étaient rares, et beaux. J'ai maladroitement gribouillé "Ainsi meurt Mercutio", ma signature poétique, suivie d'une date, "2006-2009", sur la table. J'ai sûrement cru qu'il fallait que quelqu'un sache, que je ne pouvais pas juste disparaître, comme ça. J'avais vêcu ici, pendant trois ans, j'avais tremblé, je m'étais emmerdé, j'avais aimé. En l'écrivant, je ne pouvais m'empêcher de voir les dames de service, qui, dans quelques heures, l'effaceraient en plaisantant à autre chose, d'un coup de nettoyant, et n'y penseraient plus.
J'aurais encore tellement à écrire, bien sur, les après midi de musique, avec Zoreau, et Boris, ses mains sur le piano, j'entends encore nos discussions sur des morceaux, comme l'enregistrement d'une autre époque, déjà révolue, dont on écoute les voix sans pouvoir y mettre de visages. La jeunesse envolée de trois personnes qui avaient crues qu'elles pourraient devenir célèbres. Qui se souvient de leurs noms ?
Je m'effacerai, mes amis, je finirai par disparaître dans la brume meurtrière du temps, et malheureusement, j'ai bien peur de ne devenir le fantôme de personne.
La petite signature sur la table, chez moi c'était quelques mots gravés au compas derrière un plan d'évacuation. Je ne sais pas si quelqu'un les a jamais lus, mais ils seront là tant que la peinture ne sera pas refaite ou le mur pas abattu.
Si j'avais été au lycée avec toi, on aurait eu de très longues discussions sur ce que nous laissons derrière nous en partant et sur ce qui nous attends après. Sur les amis, les ennemis, les expériences, les actes manqués, les choses qu'on n'a pas dites au bon moment, ou pas dites du tout, et celles qu'on aurait mieux fait de garder pour nous. On aurait parlé du monde qui n'attend que nous, de ce monde que nous allons marquer, faire notre.
Ce monde où nous laisserons notre empreinte, comme une phrase sur une table, comme quelques mots sur un mur.